IV L’affaire du sinistre étranger
(The Adventure of the sinister Stranger)

 

L’atmosphère restait calme à l’Agence Internationale de Recherches. La lettre tant attendue du marchand de jambons n’arrivait pas et les enquêtes sérieuses ne se présentaient pas vite.

Albert, le garçon de courses, entra avec un paquet cacheté qu’il déposa sur la table.

— Le Mystère du colis cacheté, annonça Tommy d’un ton emphatique. Contient-il les perles légendaires d’une Grande Duchesse russe ? Ou est-ce une machine infernale destinée à faire sauter les « Célèbres Détectives de Blunt » ?

— En réalité, remarqua Tuppence en déchirant l’emballage, c’est mon cadeau de mariage pour Francis Haviland. Très chic, vous ne trouvez pas ?

Tommy prit le mince étui à cigarettes en argent qu’elle lui tendait, remarqua l’inscription gravée : « À Francis de la part de Tuppence », l’ouvrit, le referma et hocha la tête.

— Vous jetez votre argent par les fenêtres, ma chérie. Pour mon anniversaire, le mois prochain, je veux le même, mais en or. Quelle idée de gâcher une pareille merveille pour un Francis Haviland qui a été et sera toujours le plus parfait imbécile que Dieu créa jamais !

— Vous oubliez que je lui servais de chauffeur durant la guerre, alors qu’il était général. Ah ! c’était le bon vieux temps.

— C’est vrai, concéda Tommy. Je me souviens des nombreuses beautés qui venaient m’embrasser à l’hôpital. Cependant, je ne leur envoie pas pour autant à chacune un cadeau de mariage. Je ne crois pas que la mariée appréciera beaucoup votre présent, Tuppence.

— C’est joli et peu encombrant à porter, ne trouvez-vous pas ? remarqua Tuppence faisant peu de cas de son observation.

Tommy glissa l’objet dans sa poche.

— Parfait ! approuva-t-il. Hello ! voici Albert avec le dernier courrier de la journée. Très probablement, la Duchesse de Perthshire nous charge de retrouver son précieux pékinois.

Ensemble, ils trièrent les lettres. Soudain, Tommy laissa échapper un sifflement prolongé et brandit un pli.

— Une enveloppe bleue avec un timbre russe. Vous souvenez-vous de ce qu’a dit le Boss à ce sujet ?

— Enfin ! s’exclama Tuppence. Ouvrez-la vite et voyez si son contenu est conforme aux prévisions. Il doit s’agir d’un marchand de jambons, je crois ?… Une minute, Tommy ; nous n’avons pas de lait pour le thé. Je vais envoyer Albert nous en acheter.

Elle revint quelques instants plus tard, ayant expédié Albert en course et trouva Tommy la missive à la main.

— Comme nous le pensions, Tuppence, c’est presque mot pour mot ce que le Patron nous annonçait.

Tuppence lut à son tour.

Les phrases s’allongeaient en un style guindé. La lettre était signée par un certain Gregor Feodorsky, anxieux de recevoir des nouvelles de sa femme. L’Agence Internationale de Recherches était priée de ne pas regarder à la dépense dans son effort pour la retrouver. Personnellement, Feodorsky ne pouvait quitter son pays pour le moment, à cause d’une crise dans la vente des porcs.

— Je me demande ce que tout ça signifie vraiment ? fit remarquer pensivement Tuppence en étalant la missive devant elle.

— Un code quelconque, je suppose. Mais là n’est pas notre affaire. Nous devons nous borner à transmettre la lettre le plus rapidement possible. Auparavant, il nous faut décoller le timbre pour vérifier si le numéro 16 se trouve bien inscrit en dessous.

— D’accord. Mais j’imagine…

Elle s’arrêta net et Tommy, surpris de son soudain silence, leva la tête pour découvrir la large silhouette d’un inconnu qui obstruait l’entrée de la pièce.

L’intrus avait un air imposant, la carrure massive et un visage tout rond terminé par une mâchoire puissante. Il devait avoir dans les quarante-cinq uns.

— Je vous prie de m’excuser, commença-t-il. Ayant trouvé votre bureau de réception vide et cette porte ouverte, j’ai pris la liberté de venir vous importuner. Je suis bien à l’Agence Internationale de Détectives de Mr Blunt ?

— Certainement.

— Et vous êtes probablement Mr Blunt. Mr Théodore Blunt ?

— Lui-même. Vous désirez me consulter ? Voici ma secrétaire, Miss Robinson.

Tuppence inclina gracieusement la tête mais continua de surveiller étroitement l’inconnu à travers ses cils baissés. Elle se demandait depuis combien de temps il était à la porte et ce qu’il avait pu voir et entendre. Il ne lui échappait pas que même lorsqu’il s’adressait à Tommy, son regard revenait vers le papier bleu qu’elle tenait à la main.

La voix de Tommy la ramena sèchement aux besoins du moment.

— Miss Robinson, s’il vous plaît, prenez note. À présent, monsieur, veuillez avoir l’obligeance de m’exposer la raison de votre visite.

Tuppence saisit son carnet et son crayon et le gros homme commença d’un ton bourru :

— Mon nom est Bower. Dr Charles Bower. Je vis à Hampstead où se trouve mon cabinet de consultations. Je suis venu à vous, Mr Blunt, parce que plusieurs événements étranges se sont produits récemment.

— Je vous écoute, Mr Bower.

— Deux fois au cours de la semaine dernière, j’ai été appelé par téléphone pour des cas d’urgence et… ces appels étaient faux. La première fois, j’ai pensé qu’on avait voulu me faire une mauvaise plaisanterie mais, à mon retour, la fois suivante, j’ai constaté que certains de mes papiers personnels avaient été manipulés et replacés en désordre. À la réflexion, il me sembla que la même chose s’était produite la première fois. J’ai inspecté tous mes tiroirs de plus près et acquis ainsi la certitude que mon bureau entier avait subi une fouille complète et hâtive.

Mr Bower s’arrêta et fixa son vis-à-vis d’un œil interrogateur.

— Et alors, Mr Bower ? dit le détective en souriant.

— Qu’en pensez-vous ?

— Ma foi, tout d’abord, j’aimerais connaître les faits. Que gardez-vous donc dans votre bureau ?

— Mes papiers personnels.

— Oui, mais encore ? En quoi consistent-ils ? Que représentent-ils aux yeux d’un simple voleur… ou de toute autre personne ?

— Je ne pense pas que, pour un malfaiteur ordinaire, ils puissent présenter la moindre valeur mais mes notes sur certains alcaloïdes mal connus pourraient intéresser quelqu’un pourvu des connaissances techniques appropriées. J’étudie ces alcaloïdes depuis quelques années. Ce sont des poisons mortels virulents et presque impossibles à déceler, qui déclenchent des réactions inconnues.

— Leur secret aurait donc une valeur marchande ?

— Pour des personnes sans scrupules, oui.

— Et vous soupçonnez… qui ?

Le médecin haussa ses massives épaules.

— D’après les apparences, aucune porte de la maison n’a été forcée. Il s’agirait donc de quelqu’un qui vit sous mon toit. Et cependant, je ne puis croire…

Il s’interrompit brusquement pour reprendre d’un ton grave :

— Mr Blunt, je dois m’en remettre entièrement à vous. Je n’ose confier cette affaire à la police. De mes trois domestiques, je suis presque complètement sûr. Ils me servent depuis longtemps avec fidélité. Cependant, on ne sait jamais. Et j’ai mes deux neveux, Bertram et Henry. Henry est un bon garçon… un très bon garçon. Il ne m’a jamais donné le moindre souci. Un excellent jeune homme qui travaille dur. Bertram, hélas, est de caractère complètement opposé : révolté, dépensier et d’une paresse désespérante.

— Si je comprends bien, vous soupçonnez votre neveu Bertram d’être mêlé à cette affaire ? Pour ma part, je ne suis pas de cet avis. Ce serait plutôt Henry, le trop bon garçon que je soupçonnerais.

— Mais pourquoi ?

— D’après mon expérience, cher monsieur, les individus louches sont toujours innocents et vice versa. En vérité, je suis de plus en plus enclin à accuser le bon Henry.

— Excusez-moi, intervint Tuppence d’une voix déférente, si j’ai bien compris, le Dr Bower avait l’habitude de garder ces notes sur… heu… des alcaloïdes mal connus, dans son bureau avec ses autres papiers ?

— Dans le même bureau, mais à l’abri dans un tiroir secret dont je suis le seul à connaître l’existence. C’est la raison pour laquelle ils ont échappé jusqu’ici au chercheur.

— Et en quoi puis-je vous être utile dans cette affaire, Mr Bower ? demanda Tommy. Prévoyez-vous qu’une troisième fouille aura lieu ?

— Mr Blunt, j’ai tout lieu de le croire. Cet après-midi même, j’ai reçu un télégramme d’un de mes clients que j’avais envoyé à Bournemouth, il y a quelques semaines. D’après le télégramme, cet homme se trouve dans un état critique et me prie d’aller le voir de toute urgence. Rendu méfiant par les événements dont je vous ai parlé, j’ai télégraphié à mon tour à Bournemouth avec réponse payée. J’ai appris que mon malade, qui se porte bien, n’a jamais cherché à me joindre. Il m’est alors venu une idée. Si je feignais de tomber dans le piège et simulais mon départ pour Bournemouth, nous serions presque certains de surprendre le ou les voleurs. On attendra, sans aucun doute, que tout le monde soit couché pour entreprendre le travail. Je suggère que vous me retrouviez devant chez moi, ce soir vers 22 heures, afin que nous nous mettions ensemble à la tâche.

— C’est-à-dire prendre le voleur la main dans le sac, conclut Tommy qui tambourinait sur la table avec un coupe-papier. Votre plan me paraît bon. Voyons, votre adresse est…

— Les Mélèzes, Hangman’s Lane… un endroit assez désert, je le crains. Mais, nous avons une vue magnifique sur Hampstead Heath.

— Parfait.

Le visiteur se leva.

— Je vous attendrai donc devant Les Mélèzes… mettons à 21 h 55 par mesure de précaution ?

— 21 h 55, entendu. Bon après-midi, Dr Bower.

Tommy se leva, pressa le timbre placé sur son bureau et Albert parut pour reconduire le client. Le médecin se déplaçait avec une claudication accentuée qui n’affectait en rien son allure de colosse.

— Un adversaire difficile, murmura Tommy entre ses dents. Eh bien ! Tuppence, ma vieille, qu’en pensez-vous ?

— Clubfoot !

— Comment ?

— J’ai dit, Clubfoot. Mon étude des classiques n’a pas été vaine. Tommy, cette affaire est un coup monté. Alcaloïdes inconnus… et puis quoi encore ?… Je n’ai jamais entendu pareil roman !

— Je dois avouer que je n’ai pas trouvé le Dr Bower très convaincant.

— Avez-vous remarqué ses yeux fixés sur la lettre ? Je suis sûre qu’il appartient au gang. Ils ont dû découvrir que vous n’êtes pas Blunt et maintenant ils en veulent à notre peau.

— Dans ce cas, déclara Tommy en ouvrant l’armoire et contemplant ses rangées de livres d’un œil affectueux, notre rôle est facile à choisir. Nous sommes les frères Okewood. Et je serai Desmond, ajouta-t-il d’un ton définitif.

Tuppence haussa les épaules.

— Comme il vous plaira. J’aime autant être Francis car il était de beaucoup le plus intelligent des deux. Desmond se mettait toujours dans le pétrin et Francis surgissait au moment critique, déguisé en jardinier ou autre, pour sauver la situation.

— Ah ! mais je serai un super-Desmond. Lorsque j’arriverai aux Mélèzes…

Tuppence l’interrompit sans cérémonie.

— Vous n’allez quand même pas vous rendre à Hampstead ce soir ?

— Pourquoi pas ?

— Pour tomber dans un piège que nous avons éventé !

— Un piège qui n’en est plus un puisque nous le savons tel. Nuance ! J’ai l’impression que ce bon docteur va avoir une petite surprise.

— Tout ça ne me plaît pas. Vous vous souvenez de ce qui arrivait lorsque Desmond désobéissait aux ordres du Chef et agissait seul ? Nos consignes sont formelles : nous devons acheminer les lettres et rendre compte de tout événement suspect.

— Vous commettez une légère erreur. Nous devions rendre compte de la visite de quiconque mentionnerait devant nous le chiffre 16. Ce n’est pas le cas, que je sache ?

— Mauvaise excuse !

— Inutile d’insister. J’ai l’intention d’agir seul. Ma chère Tuppence, rien de fâcheux ne m’arrivera. Je me rendrai sur place, armé jusqu’aux dents. L’important est que je me tiendrai sur mes gardes et qu’ils n’en sauront rien. Le Patron me félicitera pour mon travail et mon esprit d’initiative.

— N’empêche que je n’aime pas cela. Cet homme est fort comme un gorille.

— Pour vous rassurer, ma chère, pensez à mon automatique et à son joli museau bleu.

Albert fit irruption dans la pièce et, refermant la porte derrière lui, s’avança, une enveloppe en main.

— Un gentleman désire vous voir. Lorsque je lui ai fait mon coup d’épate habituel en affirmant que vous étiez occupé avec Scotland Yard, il m’a dit qu’il était au courant. Il prétend justement venir de Scotland Yard. Et il a écrit quelque chose sur un carton qu’il a glissé dans cette enveloppe.

Tommy jeta un coup d’œil sur le bristol et un sourire éclaira son visage.

— Le gentleman s’amusait à vos dépens en disant vrai, Albert. Faites-le entrer.

Il tendit le carton à Tuppence. En travers du nom Inspecteur Dymchurch, on avait griffonné au crayon « Un ami de Marriot ».

Un instant plus tard, l’homme du Yard pénétrait dans le bureau. Petit, trapu, l’œil inquisiteur, il ressemblait à l’inspecteur Marriot.

— Bonjour ! Marriot a dû se rendre dans les Galles du Sud, mais avant son départ, il m’a recommandé de garder l’œil sur vous deux et sur cette affaire, en général. Oh ! n’ayez crainte, monsieur, ajouta-t-il vivement alors que Tommy semblait sur le point de l’interroger, nous sommes parfaitement au courant de la situation. Vous avez eu, cet après-midi, la visite d’un gentleman. Je ne sais sous quel nom il s’est présenté et j’ignore sa véritable identité, mais je possède certains détails sur son compte. Suffisamment, en tout cas, pour chercher à en savoir davantage. Suis-je sur la bonne voie en présumant qu’il vous a fixé un rendez-vous pour ce soir en un certain endroit ?

— Sans aucun doute.

— C’est bien ce que je pensais. Au 16 Westerham Road, Finsbury Park ?

— Non. Là, vous vous trompez, rectifia Tommy avec un sourire. Il s’agit des Mélèzes à Hampstead.

Dymchurch sembla complètement dérouté.

— Je ne comprends pas, grommela-t-il. Il doit appartenir à une autre bande. Les Mélèzes à Hampstead, dites-vous ?

— Oui. Je dois l’y rejoindre à 22 heures.

— N’y allez pas, monsieur.

— Voilà ! explosa Tuppence.

Tommy rougit.

— Si vous pensez, inspecteur… s’emporta-t-il.

Mais ce dernier l’apaisa en levant la main.

— Je vais vous confier ce que je pense, Mr Blunt. L’endroit où vous devriez vous trouver ce soir à 22 heures, c’est ici, dans ce bureau.

— Quoi ? crièrent-ils ensemble.

— Ici même. Peu importe la manière dont je suis au courant. Il arrive qu’un service empiète parfois sur un autre, mais vous avez reçu aujourd’hui même une de ces fameuses « lettres bleues ». Le vieux « Machin » la veut. Il vous attire donc à Hampstead, pour s’assurer le champ libre et pendant que vous ferez le pied de grue à Hampstead, il fouillera votre bureau en toute quiétude.

— Mais qu’est-ce qui lui permet de croire que la lettre se trouvera ici ? Il devrait penser que je la garde sur moi ou que je l’ai déjà fait suivre.

— Je vous demande pardon, monsieur. C’est justement là ce qu’il ne sait pas. Sans doute a-t-il pu constater que vous n’étiez pas Blunt mais pourquoi devinerait-il que vous êtes autre chose qu’un innocent gentleman ayant racheté l’agence ? Dans ce cas, la lettre traitée comme n’importe quelle autre aura été classée dans un dossier.

— Mais c’est vrai ! s’exclama Tuppence.

— Et si vous le voulez bien, c’est ce que nous allons lui laisser croire. Nous pourrons ainsi le prendre sur le fait, ici, ce soir.

— C’est donc là votre plan ?

— Oui. Cette chance n’arrive qu’une fois dans la vie. Voyons, il est maintenant 18 heures. À quelle heure quittez-vous habituellement votre bureau, monsieur ?

— Vers 18 heures, justement.

— Vous devriez donc agir comme d’habitude. En fait, nous reviendrons furtivement peu après, bien qu’il soit peu probable qu’ils arrivent avant 22 heures. Cependant, nous ne prendrons pas le risque de les manquer. Si vous voulez bien m’excuser, je vais juste jeter un coup d’œil alentour pour repérer un guetteur éventuel.

Dymchurch sortit et Tommy entama une vive discussion avec Tuppence. Cela dura quelque temps et au moment où la dispute s’échauffait, Tuppence capitula brusquement.

— D’accord. J’abandonne. Je vais rentrer tranquillement à la maison tandis que vous empoignerez des escrocs et trinquerez avec des détectives. Mais, vous ne perdez rien pour attendre, jeune homme. Je vous revaudrai de m’avoir tenue à l’écart !

Dymchurch réapparut à cet instant.

— Le terrain me semble libre mais il vaut mieux se comporter avec naturel.

Tuppence appela Albert et lui donna l’ordre de fermer. Puis tous quatre se rendirent au garage où Tommy rangeait sa voiture. Tuppence se mit au volant et Albert s’installa près d’elle. Les deux hommes prirent place à l’arrière.

Bientôt, ils furent arrêtés par un encombrement de circulation. La conductrice regarda par-dessus son épaule et hocha la tête. Tommy et le détective descendirent pour se perdre dans Oxford Street. Tuppence démarra.

— Il serait plus prudent d’attendre encore un peu avant de remonter, fit remarquer Dymchurch à Tommy, tandis qu’ils s’engageaient à grandes enjambées dans Haleham Street. Vous avez bien la clé ?

Tommy hocha affirmativement la tête.

— Alors, que diriez-vous d’un repas léger ? Il est tôt mais il y a un petit restaurant juste en face. Nous nous installerons près de la fenêtre d’où nous pourrons surveiller l’entrée de votre bureau.

Ils mangèrent de bon appétit tout en gardant l’œil sur la rue. Tommy découvrit en l’inspecteur un aimable compagnon. Il avait passé la majeure partie de sa vie à chasser les espions internationaux et il raconta, à ce sujet, des histoires qui ébahirent son auditeur.

À 20 heures, Dymchurch donna le signal du départ.

— La nuit est presque venue. Nous pouvons à présent pénétrer dans le bâtiment sans nous faire remarquer.

Ils traversèrent la chaussée, scrutèrent les alentours d’un coup d’œil et s’engouffrèrent dans le passage. Puis, ils grimpèrent les escaliers et Tommy introduisit sa clé dans la serrure. À cet instant, il crut entendre Dymchurch siffler dans son dos.

— Pourquoi sifflez-vous ?

— Ce n’est pas moi, répondit le policier surpris. Je pensais que c’était vous ?

— Ma foi, quelqu’un…

Il fut interrompu par une forte poigne qui le saisissait par derrière et avant qu’il n’ait eu le temps de crier, on écrasa sur sa bouche et sur son nez un tampon imbibé de chloroforme. Tommy se débattit avec courage mais en vain. Sa tête commença à tourner et le sol vacilla sous ses pieds. Il perdit conscience…

Il revint à lui, endolori mais en pleine possession de ses facultés. L’effet de l’anesthésique n’avait été que passager, assez long cependant pour permettre à ses assaillants de lui coller un bâillon, afin qu’il ne puisse crier.

Tommy se retrouva allongé dans un coin de son propre bureau. Deux hommes s’affairaient autour de sa table de travail et bouleversaient le contenu des placards tout en jurant grossièrement.

— Je veux bien être pendu, patron ! lança le plus grand d’une voix rauque. Nous avons mis la baraque à sac pour rien !

— Il faut pourtant qu’elle soit quelque part – répondit l’autre d’un ton hargneux – comme il ne l’a pas sur lui, elle est forcément ici.

En parlant, il se retourna et Tommy, stupéfait, reconnut en lui l’inspecteur Dymchurch. L’étonnement du jeune homme amusa l’inspecteur.

— Notre ami est donc réveillé ? Et légèrement surpris à ce que je constate ? Pourtant, c’était si simple ! Nous flairions que quelque chose de louche se manigançait à l’« Agence Internationale de Recherches ». C’était simple à vérifier. Si le nouveau Mr Blunt est un espion, il se tiendra sur ses gardes. J’envoie en éclaireur mon vieil ami Carl Bauer. Carl a l’ordre de paraître suspect en relatant une histoire bizarre. Ensuite, il disparaît et j’entre en scène. L’allusion à l’inspecteur Marriot me gagna votre confiance. Le reste fut facile.

Il rit avec une évidente satisfaction.

Tommy désirait ardemment exprimer son opinion mais le bâillon l’en empêchait. Il aurait aussi voulu se servir de ses mains et de ses pieds mais ses adversaires n’avaient pas négligé ce détail et il était soigneusement ficelé.

La transformation soudaine de l’homme qui se penchait sur lui le médusait. Personnifiant un inspecteur de Scotland Yard, il inspirait confiance et pouvait passer pour un Britannique typique. Mais à présent, malgré sa maîtrise de la langue anglaise, on voyait bien qu’il était étranger.

— Coggins, mon ami, ordonna le pseudo-inspecteur à son acolyte, sortez votre casse-tête et tenez vous près du prisonnier. Je vais lui enlever son bâillon. Mr Blunt, ce serait fou de votre part de vouloir appeler à l’aide. Je suis d’ailleurs sûr que vous en êtes déjà convaincu. Malgré votre jeune âge, vous êtes un garçon assez intelligent.

D’un geste vif, il défit le bâillon et se recula.

Tommy fit mouvoir ses mâchoires douloureuses, tourna sa langue dans sa bouche, avala sa salive… et resta silencieux.

— Je vous félicite de votre compréhension, fit observer Dymchurch. Mais n’avez-vous vraiment rien à dire ?

— Ce que j’ai à dire peut attendre, grogna Tommy. Et cela n’en perdra rien pour autant.

— Vraiment ? Figurez-vous qu’au contraire, je n’ai pas l’intention d’attendre. Mr Blunt, où est cette lettre ?

— Mon cher, je n’en sais rien, répondit gentiment Tommy. Je ne l’ai pas, ce que vous savez d’ailleurs aussi bien que moi. Si j’étais vous, je continuerais à chercher. C’est un plaisir pour moi de vous regarder jouer à cache-cache avec votre ami Coggins.

Le visage de l’étranger se rembrunit.

— Vous vous plaisez à jouer les désinvoltes, Mr Blunt ? Vous voyez cette boîte carrée, là-bas ? C’est le petit attirail de Coggins. Dedans, il y a du vitriol… oui, du vitriol et des fers qui, placés sur une flamme, peuvent être chauffés à blanc…

Tommy hocha tristement la tête.

— Une erreur de diagnostic, murmura-t-il. Tuppence et moi avons mal apprécié cette aventure. Elle n’est pas digne de Clubfoot mais de Bulldog Drummond et vous êtes l’inimitable Carl Peterson.

— De quoi diantre parlez-vous ? grogna l’autre.

— Ah ! soupira Tommy. Je vois que vous n’êtes pas familier avec les classiques du roman policier. Dommage.

— Espèce d’idiot ! Répondrez-vous ou dois-je prier Coggins de sortir ses outils ?

— Ne soyez pas si impatient. Je suis prêt à faire ce que vous voudrez mais encore faut-il que vous m’expliquiez de quoi il s’agit. Vous ne croyez quand même pas que j’ai envie d’être pelé comme un poisson ou grillé sur des charbons ardents ? J’ai horreur de la souffrance.

Dymchurch le toisa avec mépris.

— Dieu ! Ce que ces Anglais sont lâches !

— Reconnaissez plutôt qu’ils sont pleins de bon sens, mon cher, rien de plus. Laissez le vitriol tranquille et venons-en au fait.

— Je veux la lettre.

— Je vous répète que je ne l’ai pas.

— Nous le savons… nous savons aussi qui doit la détenir. La fille.

— Vous avez probablement raison. Elle a dû la glisser dans son sac lorsque votre copain Carl nous a effrayés.

— Très bien. Vous allez écrire à cette Tuppence, comme vous l’appelez, la priant d’apporter la lettre ici, immédiatement.

— Impossible… commença Tommy.

L’autre l’interrompit, furieux.

— Ah ! Vous ne pouvez pas ? Nous allons bien voir ! Coggins !

— Attendez ! Je m’apprêtais à dire que je ne pouvais pas écrire avec les bras attachés. Je ne suis pas de ces phénomènes qui rédigent un message avec leur nez ou leur coude !

— Vous êtes donc disposé à obéir ?

— Naturellement ! Je tiens à me montrer complaisant et agréable. En échange, bien sûr, vous ne ferez aucun mal à Tuppence ? C’est une fille tellement gentille.

— Nous ne voulons que la lettre, affirma Dymchurch d’un ton peu convaincant.

Sur un signe, Coggins dénoua les liens qui immobilisaient les bras de Tommy et ce dernier exécuta quelques mouvements pour se dégourdir.

— Ah ! ça va mieux, lança-t-il gaiement. L’aimable Coggins voudrait-il me passer mon stylo ? Il doit se trouver sur la table avec le contenu de mes poches.

D’un air maussade, le garçon lui apporta le stylo et une feuille de papier.

— Attention à ce que vous écrirez, l’avertit Dymchurch. Nous vous laissons choisir vos phrases mais rappelez-vous que l’échec signifie… la mort… et elle sera lente.

— Dans ce cas, je m’appliquerai de mon mieux.

Il réfléchit un moment puis se mit à griffonner quelques mots.

— Que pensez-vous de ceci ? s’enquit-il, le message terminé.

 

Chère Tuppence,

Pouvez-vous venir au bureau tout de suite avec la lettre bleue ? Il faut que nous la déchiffrions sans délai. Faites vite. Francis.

 

— Francis ? Le pseudo-inspecteur haussa les sourcils. Est-ce ainsi qu’elle vous nommait tout à l’heure ?

— Comme vous n’étiez pas présent à mon baptême, il n’y a aucune raison pour que vous connaissiez mon prénom. Mais je pense que l’étui à cigarettes que vous avez pris dans ma poche vous apportera la preuve de ma sincérité.

L’homme prit l’objet sur la table, lut l’inscription gravée et eut un sourire.

— Vous vous conduisez sagement, je suis heureux de le constater. Coggins, donnez ce message à Vassili qui est de garde derrière la porte, qu’il le porte tout de suite.

Les vingt minutes suivantes s’écoulèrent lentement et les dix minutes qui suivirent, encore plus lentement. Dymchurch marchait de long en large. Son visage s’assombrissait à vue d’œil.

Il se tourna brusquement vers Tommy, l’air menaçant.

— Si vous avez commis la folie de nous rouler…

— Les femmes se font toujours attendre. J’espère que vous ne serez pas méchant avec la petite Tuppence, lorsqu’elle arrivera ?

— Oh non ! Nous nous arrangerons pour que vous partiez de compagnie…

— Salaud ! rugit Tommy.

Un mouvement soudain se produisit dans le bureau de réception. Une tête que Tommy ne connaissait pas encore et l’homme débita quelques mots en russe.

— Bien, répondit Dymchurch. Elle arrive… et seule.

Une légère angoisse étreignit le prisonnier. L’instant d’après la voix de Tuppence s’éleva.

— Oh ! vous voilà, inspecteur ? J’ai apporté la lettre. Où est Francis ?

Sur ces mots, elle s’avança dans la pièce. Vassili lui tomba dessus et lui appliqua sa main sur la bouche. Dymchurch lui arracha son sac des mains pour en bouleverser fébrilement le contenu. Il poussa soudain une exclamation de joie et brandit une enveloppe bleue au timbre russe. Coggins manifesta son contentement en émettant un cri rauque.

Et juste au milieu de cet instant de triomphe, l’autre porte, celle donnant sur le bureau de Tuppence, s’ouvrit doucement, livrant passage à l’inspecteur Marriot et à deux de ses hommes, revolver au poing. Marriot aboya :

— Les mains en l’air !

Il n’y eut pas de lutte. Les bandits, surpris, n’offrirent aucune résistance. L’automatique de Dymchurch se trouvait sur la table et ses acolytes n’étaient pas armés.

— Un excellent coup de filet, commenta l’inspecteur tout en faisant claquer la dernière paire de menottes.

Fou de rage, Dymchurch foudroyait Tuppence du regard.

— Petite garce, rugit-il. C’est vous qui les avez amenés !

La jeune femme éclata de rire.

— J’aurais dû me douter de quelque chose lorsque vous avez fait allusion au chiffre 16 cet après-midi. Mais ce n’est que le message de Tommy qui m’a décidée à agir. J’ai tout de suite téléphoné à l’inspecteur Marriot puis à Albert qui détient un trousseau de clés du bureau. Je suis arrivée la première, avec l’enveloppe bleue. Quant à la lettre… je l’ai fait suivre, conformément aux ordres, dès que je vous eus déposés tous les deux dans Oxford Street.

Un seul mot retenait l’attention du pseudo-inspecteur qui lança, incrédule :

— Tommy ?

Ce dernier, qui venait juste d’être débarrassé de ses liens, s’approcha du groupe.

— Bien joué, camarade Francis, approuva-t-il en prenant les mains de Tuppence dans les siennes. (Puis, se tournant vers l’étranger :) Comme je vous le disais, mon cher, vous devriez vraiment lire les classiques.

Associés contre le crime - Le crime est notre affaire
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